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Répliques

Ce que les animaux donnent à voir (2013)

 

Avec Alain Finkielkraut, Jean-Christophe Bailly et Jacques Dewitte

Alain Finkielkraut : Tocqueville a magistralement montré pourquoi et comment la pitié, dans les siècles démocratiques, traversait les murs et transcendait toutes les frontières symboliques ou géographiques qui fractionnent le monde humain. Et voici que l’affect par excellence de la démocratie franchit aujourd’hui la barrière des espèces. Un homme vient d’être condamné à un an de prison ferme pour avoir torturé son chat et posté sur Internet le film de cette prouesse. La décision du zoo de Copenhague d’euthanasier un girafon en parfaite santé mais dont il ne savait que faire et de procéder à son autopsie en public avant de livrer le cadavre aux lions, a révulsé l’opinion mondiale.

 

(…)

 

Il serait dommage, cependant, de laisser la compassion monopoliser notre relation au mystérieux « silence des bêtes ». Il y a aussi la surprise, l’émerveillement, la curiosité insatiable que suscite leur rencontre, aussi fugitive soit-elle. C’est donc de toutes les nuances de cet étonnement et de sa signification que nous allons parler aujourd’hui, avec Jean-Christophe Bailly qui, six ans après Le versant animal, publie Le parti pris des animaux, et avec Jacques Dewitte, qui signe la préface du grand livre d’Adolf Portmann, La forme animale. Un mot d’abord sur cette figure méconnue, dont les travaux ont captivé entre autres Hannah Arendt et Maurice Merleau-Ponty. Qui était Adolf Portmann, Jacques Dewitte ?

 

Jacques Dewitte : Portmann était avant tout un grand savant – c’est un mot qu’on n’emploie plus beaucoup, on dit aujourd’hui « scientifique », mais je crois que ce vocable, avec tout ce qu’il a de vieillot, a toute sa raison d’être. Il était professeur de zoologie à l’université de Bâle, un grand professeur paraît-il, enseignant la morphologie comparée, directeur de l’institut de zoologie. Il a également exercé les fonctions de recteur de cette Université, à une époque où Karl Jaspers y enseignait. Il s’est fait connaître aussi, dans le monde allemand, comme un grand vulgarisateur, partisan d’une forme d’éducation populaire et célèbre pour ses causeries radiophoniques. Il n’était pas seulement une sommité scientifique, mais avait également une grande sensibilité artistique. Il était lui-même dessinateur ; on a gardé de lui des dessins sur différents thèmes, mais l’objet qui l’a surtout retenu et fasciné, c’était la forme animale. D’où le titre du livre que j’ai retraduit : La forme animale, pourvu de belles illustrations réalisées d’après les esquisses de l’auteur. « Forme », en allemand, c’est Gestalt, un mot qui exprime un peu plus que ce que l’on entend par forme : c’est l’allure, la manière d’être de l’animal – donc l’animal tel qu’il existe dans le visible, tel que nous le voyons, tel que nous le découvrons et tel qu'il se manifeste. Et surtout, Portmann a mis en évidence que la forme animale, dans sa luxuriance, excédait manifestement tout ce qui peut expliquer comme étant au service de l’utilité. Son originalité a été de dire qu’il y a chez les êtres vivants quelque chose comme un besoin de se donner à voir, d’apparaître pour ce qu'on est, ce qu'il a appelé l'"auto-présentation".  (…)

 

AF : Vous dites sensibilité artistique, savoir scientifique. D’une certaine manière, il ne s’en tient pas à l’approche purement galiléenne disant que la nature est écrite en langage mathématique. Cette sensibilité artistique, il la fait servir à l’exploration du savant qu’il est et elle le conduit, en effet, à réhabiliter des apparences, et à montrer que tout ce que nous voyons n’est pas de l’ordre de l’illusion subjective.

 

JD : Portmann est l’un de ceux qui ont remis en question les présupposés de la science galiléenne, mais aussi certains grands partages fondateurs de la modernité en général, comme le clivage entre une science appelée à décrire la réalité objective, et un art ou une poésie qui serait cantonnée à exprimer les sentiments subjectifs. Or, il faut admettre que la science n’est jamais coupée de l’expérience subjective, et il peut aussi exister un art ou une littérature qui est une forme de connaissance de la réalité objective. Portmann, pour cette raison, se sentait très proche de Goethe.

 

(…)

 

Jean-Christophe Bailly : Cette attitude est tout à fait remarquable de la part d’un scientifique. On peut regretter qu’elle ne soit pas plus répandue. Bien sûr cela existe chez quantité de scientifiques, mais la logique de leurs travaux les conduit à perdre de vue cet étonnement, qui pourtant est souvent présent à l’origine de leur vocation.

Je suis particulièrement sensible, dans l’œuvre de Portmann, à ce primat de l’émotion devant l’existence de tant d’autres, devant la manifestation quotidienne de la différence, du distinct. L’étonnement que l’on a en effet dans l’enfance c’est un peu, philosophiquement, le Pèlerin chérubinique : la rose est sans pourquoi. Le paon, le thon, la souris… d’abord ils sont, avant d’être comme ceci, ou comme cela, ou « comment ? » ou « pourquoi ? » etc. La violence de la manifestation d’existence, dans toutes ses formes, y compris dans le fait qu’elle soit difficile à saisir, à attraper, c’est le premier rapport que l’on a avec les animaux.

 

(…)

 

JD : Portmann parle d’un étonnement enfantin, mais ce genre d’étonnement peut se poursuivre pendant toute une vie, en tout cas si l’on a gardé une sensibilité poétique ou philosophique. C’est ce que j’ai appelé « la rencontre première », en jouant sur les deux sens du mot. Il y a eu l’événement premier d’une rencontre : l’enfant a un jour rencontré tel animal, au zoo ou dans la nature. Mais l’émotion ressentie : l’étonnement, l’émerveillement peut se poursuivre pendant tout une vie, et la rencontre reste première, c’est-à-dire originaire, tout en se renouvelant. J’évoque, dans l’article qui porte ce titre, l’arrivée de la première girafe en France, épisode très remarquable raconté par le zoologue suisse Heini Hediger, dont je reprends le propos.

 

AF : Il raconte que la girafe avait été capturée par les Arabes en 1826 au Soudan, nourrie avec du lait de chamelle, emmenée jusqu’au Caire, puis le voyage reprit, elle arriva à Marseille sur un bateau et de là traversa la France. Dans chaque ville « la bête étrange déchaîna un tel enthousiasme qu’à plusieurs reprises la police et la troupe durent maintenir l’ordre ». À Paris, « le roi vint en personne offrir à la girafe une poignée de pétales de roses, tandis que des pièces d’or étaient distribuées à ceux qui avaient été ses compagnons de voyage ». Ce que Hediger commente ainsi : « Ce n’était pas la curiosité seule qui attirait la foule, mais plutôt le besoin sérieux d’admirer avec respect et une sorte de recueillement cette admirable bête. » Et maintenant, au zoo de Copenhague, on a éliminé un girafon dont on ne savait que faire.

 

JCB : L’affaire de Copenhague est particulièrement scandaleuse, mais on peut citer d’autres exemples opposés, comme en France, le zoo de Doué-la-Fontaine qui a de magnifiques girafes, mais qui travaille directement au repeuplement des girafes dans la boucle du Niger, avec une certaine efficacité. L’attitude du zoo de Copenhague n’est pas vraiment représentative de ce qui se passe dans les milieux de la conservation animale.

 

AF : Vous notez en effet que les zoos ont changé aujourd’hui, parce que maintenant ils préservent des possibilités de retraite aux animaux, alors que dans les zoos classiques les animaux étaient condamnés à la visibilité perpétuelle. Or notre rencontre avec l’animal est toujours un peu frustrante, parce que nous ne voyons que son sillage, il n’apparaît que pour disparaître ; et finalement, cette possibilité-là, dans les zoos nouvelle manière, lui est offerte à nouveau.

 

JCB : Oui, on leur accorde le droit de se cacher et donc d’être tranquilles. Dans le zoo de Vincennes restauré, par exemple, il n’y a pas d’éléphants, parce que pour que des éléphants soient relativement « chez eux », il faut dix hectares, et comme il n’y a pas cet espace, il n’y a pas d’éléphants. C’est très intéressant de voir cette dynamique se développer.

 

JD : Puisque l’on parle de la girafe, j’en profite pour dire que j’ai lu avec beaucoup d’émotion, Jean-Christophe Bailly, certains passages de votre livre Le versant animal où vous évoquez un voyage en Afrique, et où vous écrivez à propos de cet animal : « … avec quelque chose de tendu et de nonchalant à la fois, sorte d’harmonique parfaite à la foulée de la girafe qui va l’amble. » Vous apportez un complément par rapport à Portmann qui privilégie la forme visuelle. Dans ce que j’ai lu de vos descriptions, de ces fragments de poèmes, vous essayez de restituer quelque chose comme le rythme intérieur de l’animal – qui appartient aussi à la spécificité de chaque être vivant.

 

JCB : Ce qui est très frappant, quand on voit les girafes dans la nature, chez elles, dans les réserves, c’est la sensation de ralenti. On a l’impression qu’elles ne tournent pas dans le même film que nous, et il y a quelque chose d’absolument magnifique dans cette lenteur, cette démarche etc. Mais en fait, chaque espèce animale tourne un film différent, d’une certaine manière. Ce que l’on pourrait appeler la nature, ou l’ensemble de tous les biotopes réunis, ce serait la totalité de ces films. Ce qui est très curieux, c’est que nous ne voyons que le film que nous sommes capables de tourner, nous ne voyons que le film humain, mais il me semble que ça ne demande pas un énorme effort spirituel d’essayer de s’ouvrir à ces autres manières de tourner le film du monde.

 

JD : Je m’étonne de cette remarque que vous venez de faire : « nous ne voyons que le film humain », qui suppose que nous serions enfermés dans l’anthropocentrisme. Il me semble que ce n’est pas le cas. L’être humain, ou du moins certains êtres humains sont capables de s’ouvrir à ce qui est différent, d’essayer de comprendre de l’intérieur le non-humain. Je cite souvent un propos de Paul Ricœur sur le rapport à autrui qui peut s'appliquer aussi à notre rapport aux animaux : "Je crois qu'il est possible de comprendre par sympathie et par imagination l'autre que moi. (...) Je puis (...) me faire autre en restant moi-même.  Être homme, c’est être capable de ce transfert dans un autre centre de perspective. »

 

JCB : Le fait que nous soyons l’espèce à langage spécifie notre « tournage » si je puis dire. Je voudrais citer Novalis, qui est un auteur que je fréquente régulièrement. C’est une phrase qui me hante, que je trouve absolument superbe, et qui correspond tout à fait au thème de ce dont nous avons à parler. Il dit : « La nature est cette communauté merveilleuse où nous introduit notre corps. » Cette phrase est magnifique. J’ai vérifié en allemand et il parle bien de Gemeinschaft, de communauté merveilleuse. L’idée de la particularité humaine, ou de la particularité de tel ou tel animal est d’une certaine manière incorporée dans cette communauté, qui est une communauté ouverte.

 

AF : Je voudrais que nous réfléchissions un peu à cette question de l’ouvert. Dans vos deux livres, Jean-Christophe Bailly, vous allez jusqu’à renverser la perspective traditionnelle qui veut que l’homme ait beaucoup de possibilités et que l’animal souffre d’un certain nombre de manques. Vous parlez d’une plénitude des animaux, nos « maîtres silencieux » – c’est je crois le titre d’un de vos chapitres –, et vous vous référez à plusieurs reprises à un poème magnifique et énigmatique de Rilke, la huitième Élégie de Duino, où il développe ce thème de l’ouvert. Il le réserve aux animaux, ce que lui reprochera avec force Heidegger. Pouvez-vous nous en dire plus ? Qu’est-ce que cela signifie ? Rilke dit ceci, dans une lettre (...) « Vous devez concevoir l’idée de l’ouvert que j’ai essayé de proposer dans cette élégie de telle sorte que le degré de conscience de l’animal place celui-ci dans le monde sans qu’il ait besoin de constamment le poser vis-à-vis de lui. L’animal est dans le monde, nous autres nous nous tenons devant lui, du fait de la singulière tournure et élévation qu’a prises notre conscience. »

 

JCB : Cette tournure de conscience, c’est exactement ce dont j’essayais de parler lorsque j’évoquais notre manière de participer au monde avec le langage, ce merveilleux outil qui en même temps est presque un obstacle. Il y a chez Rilke l’idée, évidemment discutable et qui ne pouvait que choquer Heidegger, qu’en deçà et au-delà du langage, ce n’est pas seulement le silence, ce n’est pas seulement quelque chose qui est en attente de la parole humaine, c’est quelque chose qui réserve le sens dans une intensité que le langage mime mais n’atteint jamais, au fond. On ne va pas prêter aux animaux la pensée, ni un meilleur langage, il ne s’agit absolument pas de cela, mais simplement ils habitent, avec inquiétude, dans cette zone sans langage, qui pour nous est forcément extraordinaire si on l’observe, et pleine de signes, ou de ce que l’on appelle la « signifiance », qui est avant le sens, avant le sens formé.

 

AF : Adhérez-vous, Jacques Dewitte, à cette description ?

 

JD : Rilke est une personnalité que j’admire énormément, mais j’ai de la peine à comprendre profondément les Élégies. Dans la vie de Rilke, il s’est produit, en février 1922, une période créatrice très courte et d’une extraordinaire intensité. En quelques semaines, il travaille à la fois à des cycles aussi différents que les Élégies de Duino et les Sonnets à Orphée. Mais alors que j’ai des difficultés avec les Élégies, je me sens proche des Sonnets, que je relis constamment, et proche aussi du Rilke des Nouveaux poèmes de 1907, un Rilke descriptif, un Rilke qui écrit sur des lieux, comme l’escalier de l’Orangerie de Versailles ou la tour de l’église Saint-Nicolas de Furnes, mais aussi sur des animaux, et qui a précisément écrit un beau poème, « La panthère », que j’ai éprouvé le besoin de retraduire, où il essaie, pour autant que l’on puisse pénétrer dans le monde étranger de la vie animale, de restituer ce que lui a semblé manifester la panthère qui tourne dans sa cage au Jardin des Plantes.

 

AF : C’est le thème de l’ouvert qui vous résiste ?

 

JD : Je ne sais pas s’il faut parler de résistance. Disons qu’il y a chez moi une forte réticence envers une certaine sensibilité romantique et fusionnelle. Je ne crois pas, en particulier, que le sentiment que l’on peut ressentir envers l’animal soit d’ordre fusionnel. Ce qui se dégage de l’œuvre de Portmann , et je songe surtout au chapitre de conclusion de La Forme animale, où il cherche à articuler ce qui a lieu dans la rencontre entre l’homme et l’animal, ne correspond pas, à mon sens, à cette « communauté » dont parle Jean-Christophe Bailly en citant Novalis, à un « nous » dont l’homme ferait partie. Portmann parle (…) d’une « fraternité difficilement saisissable » et de la rencontre avec « un secret apparenté à celui de notre propre vie », ce qui suppose une distance effective non surmontée. Il y a là une sensibilité romantique, mais articulée différemment.

 

(…)

 

JCB : Deux choses. D’abord sur l’ouvert et le langage : je prends soin de ne jamais écrire l’ouvert avec une majuscule, parce qu’à ce moment-là, on entre dans une solennité, et l’on voit bien, par ce seul problème, le hiatus qu’il y a dans le langage, dans l’acte de la dénomination. Bien sûr que le langage nomme, mais dès lors qu’il nomme il ne peut pas serrer tout ce qu’il a voulu serrer dans le nom. Quelque chose échappe. Et l’ouvert, c’est cette échappée. Dans cette échappée, il y a la possibilité du langage, qui est la forme du frayage humain, mais il y a quantité d’autres frayages qui sont possibles, et je suis toujours extrêmement choqué quand on associe ces autres frayages (celui du vol de l’oiseau, celui de la façon dont un serpent se déplace etc.) à ce que Heidegger a résumé sous la forme du « pauvre en monde ». (…) Or la richesse même du monde pour nous est présentée constamment par tous ces sillages prétendument pauvres, dont nous ne savons absolument rien. Le fait qu’il n’y ait pas connaissance, qu’il n’y ait pas langage, qu’il n’y ait pas ce que nous pouvons reconnaître comme notre forme d’appropriation au monde, c’est justement cela qu’il faut suivre, qu’il faut voir. Peut-être que l’on peut habiter le monde autrement que ne l’habitent les hommes. Et c’est ce que font les animaux. C’est la notion même de la valeur humaine antéposée qui me choque. Devant une souris, mon premier réflexe n’est pas de dire : « oh, pauvre petite souris » ; cela va être éventuellement de lui donner du gruyère. Ce n’est pas de la compassion, c’est quelque chose de tout à fait différent, où se retrouve et se reproduit, se relance, ricoche, cet étonnement devant tant de grâce.

 

JD : Je suis d’accord fondamentalement avec ce que vous venez de dire. De la fameuse formule de Heidegger « pauvre en monde », j’ai envie de dire qu’elle est assez pauvre en pensée. Elle réitère une démarche classique consistant effectivement à poser l’homme comme une référence première, de manière anthropocentrique, et à envisager la vie animale de manière privative : nous constatons ce qu’ils n’ont pas, au lieu d’avoir une autre démarche, qui est d’essayer de comprendre leur être propre, dans sa singularité. Toute différente était la démarche de Merleau-Ponty, dans ses Causeries de 1948 et dans son cours au Collège de France  Le concept de nature  de 1957-1958, où il commente Portmann. Dès La structure du comportement, paru en 1942, il parlait, à propos de l’animal, d’une « autre existence ».

 J’en viens au thème de la pitié. (…)J’ai de profondes réticences envers cette manière d’aborder les choses, qui tend à s’imposer aujourd’hui. Aujourd’hui, dans toute une série de livres, mais aussi dans toute une sensibilité contemporaine, on trouve, à la source de l’intérêt pour l’animal, ce schéma premier de la pitié – de la pitié pour une souffrance. Tout de même ! Les animaux ne sont pas que des êtres souffrants. On peut percevoir chez eux la fierté, la joie. Est-ce un anthropomorphisme ? Il existe un très beau texte de Tchouang-tseu Le bonheur des petits poissons (ou « la joie des poissons ») dans lequel on trouve une conversation extrêmement intéressante entre deux lettrés chinois : « Vous n’êtes pas un poisson. Comment savez-vous que les poissons sont heureux ? », demande l’un. J’avais demandé à mon ami Simon Leys de m’éclairer sur le sens exact de la dernière phrase, où l’autre lettré réplique par une pointe difficile à saisir. Il l’a retraduite ainsi : « Si vous me demandez d’où je tiens ça, je le tiens du haut du pont ! ». Il nous est possible, jusqu’à un certain point, de comprendre les affects des animaux, et parmi ceux-ci, il n’y a pas seulement la souffrance, mais la joie ou la fierté. Je suis hostile à ce que je voudrais appeler le pathocentrisme, une attitude qui domine une bonne part de la sensibilité contemporaine. Il me semble qu’à cet égard (et à bien d’autres) Portmann est presque l’anti-Schopenhauer. Il propose une autre pensée, avec le parti pris de l’apparaître, des apparences. Nous savons bien que chez Schopenhauer c’est le contraire ; ce qui est fondamental, c’est la souffrance, le Weltschmerz, une sorte de substrat universel, qui serait commun aux animaux et à nous. Le chapitre de conclusion de La forme animale dont on a déjà cité un passage montre qu’il y a chez Portmann quelque chose comme une empathie (même si ce mot fait problème), mais par une autre voie, et sur d’autres bases métaphysiques qu’à travers ce primat de la souffrance et de la pitié.

 

AF : Je citerai Merleau-Ponty commentant Portmann dans son très beau séminaire sur la nature : « Il faut critiquer l’assignation de la notion de vie à la notion de poursuite d’une utilité ou d’un propos intentionnel. La forme de l’animal n’est pas la manifestation d’une finalité, mais plutôt d’une valeur existentielle de manifestation, de présentation. Ce que montre l’animal, ce n’est pas une utilité. Son apparence manifeste plutôt quelque chose qui ressemble à notre vie onirique. »

 

JD : Ce passage, comme tout le commentaire de Merleau-Ponty, est étonnant de justesse. Il a bien saisi la dimension « anti-utilitariste » de la pensée de Portmann, et il a découvert son œuvre dès les années cinquante.

 

AF : Vie onirique, cela me fait penser à Chesterton : « Une chose est de raconter une entrevue avec une créature qui n’existe pas, une gorgone ou un griffon, une autre chose est de découvrir que le rhinocéros existe, et de s’amuser à constater qu’il ressemble à un animal qui n’existerait pas. » Je trouve cette phrase absolument sublime, et dans le sens de cette joie dont parle Simon Leys je voudrais citer un très beau passage du Parti pris des animaux, votre livre, Jean-Christophe Bailly : « C’était l’été, la nuit, sur un petit port de Bretagne à marée basse. Nous descendons loin sur la jetée. La mer, ou ce qu’il en reste, car ce sont des régions de très fortes marées, avec des écarts spectaculaires entre les niveaux, la mer est non seulement basse mais aussi exceptionnellement calme. Et puis tout d’un coup, effraction d’un événement lumineux et sonore, ce sont de très petits poissons qui sautent ici et là dans un périmètre pourtant circonscrit, y formant le dessin recommencé de légères trajectoires argentées, griffant à peine l’étendue mais en tous sens. L’accompagnement sonore est celui de ces plongeons filants, rapides, qui éclaboussent à peine. Au bout de quelques minutes, tout s’éclipse, il n’y a plus rien. Ici, rien, aucun contact, seulement le spectacle lointain d’une agitation nocturne, éphémère, un passage d’êtres qui ne configurent pour nous aucune espèce de familiarité ou de connivence, même furtives. Et pourtant ce que l’on éprouve alors c’est une joie, mais elle est difficile à décrire. » Ce n’est pas forcément la joie de ces poissons volants, mais en tout cas c’est la vôtre.

 

JCB : J’essayais là de définir une sorte de premier palier, c’est-à-dire l’étonnement à l’état pur, devant une forme animale qui se manifeste à peine, et avec laquelle on n’a aucun autre contact que celui de cette apparition lointaine, sans observation – il n’y a pas d’observation possible, c’est juste un petit événement lumineux et sonore. Mais je me souviens que, dans ce moment du livre, j’essaie ensuite de regarder d’autres fonctionnements de notre rapport aux animaux. (…)

Il y a de multiples manifestations de cela. Il y en a presque autant qu’il y a d’espèces, et à l’intérieur même de chaque espèce, il est important de le souligner, les animaux ne se comportent pas tous de la même manière. Et quand bien même parfois ils se comportent de la même manière, il y a quelque chose qui est très intéressant, qui est de l’ordre de la structure du collectif. Par exemple les vols d’étourneaux ne se comprennent qu’à partir du moment où l’on sait qu’ils ne peuvent se tenir ainsi et faire ces extraordinaires danses dans le ciel que parce qu’il n’y a pas de chef, pas de leader. Ce qui n’est pas le cas de tous les vols. Les vols d’oiseaux migrateurs sont souvent en formation en triangle etc. Mais chaque forme est consistante, et signifiante.

Dans le titre même du livre de Portmann, « La forme animale », ce n’est pas seulement que Gestalt est plus ample que « forme », c’est presque la notion de « forme de vie » qui s’ouvre. Je suis plus réservé sur la critique du darwinisme, car je pense quand même qu’il y a une dimension – que Portmann ne récuse pas mais qui ne l’intéresse pas : la forme animale est une réponse au monde qui entoure l’animal, et une fabrication de ce monde. C’est ce qu’après von Uexküll on a appelé le Umwelt, qui désigne l’« entourement », plus que l’entourage. (…)

 

JD : Est-ce que ce sont des réponses ? En disant cela, ne nous continuons-nous pas à supposer que la création des formes animales, ou de leur anatomie, serait une adaptation à une situation préexistante ? Cette idée a été critiquée par plusieurs philosophes et scientifiques, même si on doit prendre en considération la relation au milieu. De plus, n’y a-t-il pas des inventions qui ont l’air de se faire d’un seul coup ? Par exemple, pour revenir à notre chère girafe ‑ ou à d’autres animaux, comme le cheval ou le serpent ‑ il semble difficile d’imaginer que cela puisse se faire par tâtonnements, parce que pour qu’une girafe puisse se déplacer et avoir le rythme qu’elle a, tout doit tenir, le squelette en particulier, ainsi que les pattes.

 

(…)

 

AF : Je voudrais revenir à l’actualité, et par conséquent à la souffrance. Jacques Dewitte, vous avez mis en cause avec une certaine vigueur le pathocentrisme actuel, il n’en reste pas moins que la situation faite aux animaux aujourd’hui est extrêmement préoccupante, et je pense qu’il faut en parler un peu. J’ai sous les yeux un article du Monde : « Quel avenir pour les Big Five, icônes de la savane ? » Les Big Five ce sont l’éléphant, le rhinocéros, le lion, le léopard et le buffle. Les prédictions sont très pessimistes, car le braconnage se répand en Afrique, servi par l’extraordinaire instabilité politique du continent, braconnage de survivance, trafic vers l’Asie, notamment de l’ivoire et des cornes de rhinocéros…

 

(…)

 

JCB : Absolument. Il y a une forme de compassion que l’on pourrait appeler la compassion expéditive, or ce qui se passe est absolument dramatique, et il n’y a pas que le braconnage : il y a aussi le développement urbain en général qui a ces effets-là, et la déforestation, dont les effets sont beaucoup plus rapides encore que ceux du braconnage. Par exemple, dans l’Insulinde, les résultats de la déforestation, de la transformation de milliers d’hectares de forêts en zones de cultures de palmiers à huile, sont catastrophiques. Et malheureusement on atteint l’irréversible. Il y a des espèces qui sont pratiquement plus nombreuses en captivité dans les zoos que dans la nature, aujourd’hui(…)

 

JD : Je suis d’accord, sans être entièrement au courant de ce qui se passe, mais cela m’inquiète beaucoup, comme tant de phénomènes contemporains. Ma critique de ce que j’ai appelé le pathocentrisme est surtout d’ordre épistémologique. Il ne faudrait pas retenir la pitié comme étant notre seule voie d’accès aux animaux. La joie et d’autres modalités sont possibles.

 

AF : D’ailleurs, si ces autres modalités étaient admises, ce serait une ressource supplémentaire pour une véritable compassion à l’égard du sort des animaux. Mais avons-nous affaire, Jean-Christophe Bailly, à des processus inexorables de cette civilisation industrielle ou postindustrielle, ou de la technique dont parle Heidegger ? Ou y a-t-il un moyen, par une prise de conscience, d’arrêter les choses, ou de les ralentir, ou de changer de politique vis-à-vis du monde animal ?

 

JCB : Le mot de politique est tout à fait justifié, et là comme ailleurs dans tous les autres domaines du politique, on peut être extrêmement pessimiste et ombrageux. Mais ce que l’on peut remarquer, et cette discussion même en témoigne, c’est que depuis une quinzaine d’années, en tout cas en France, et ailleurs aussi je crois, la question animale a cessé d’être marginale. Elle revient constamment, et l’on s’aperçoit qu’elle n’est pas à côté du politique, qu’elle n’est pas un supplément au politique, mais qu’elle est directement présente et qu’elle ramifie dans tout le reste. Sur les questions de l’altérité – l’altérité de ces autres êtres que nous –, elle est là, immédiate, et sur la question du sort que l’on réserve aux animaux, et à travers eux, du sort que l’on réserve à la planète elle-même.

 

(…)

 

JD : C’est un monde très compliqué. J’ai remarqué aussi, et vous venez de le dire, que s’est récemment développée une conscience aiguë de la question animale. Mais n’y a-t-il pas eu un basculement ? Quand j’ai découvert Portmann et quelques autres auteurs, il y a plus de vingt ans, il était difficile de faire comprendre à mes auditeurs que l’animal avait peut-être une intériorité analogue à la nôtre, parce que ce qui allait de soi alors, c’était un dualisme marqué. C’était l’époque où j’ai publié dans Le Messager européen un article où je répliquais à Luc Ferry, qui soutenait l’idée d’un « humanisme prométhéen ». Il y a quelques années, alors que j’avais un peu abandonné ces sujets, je me suis retrouvé de nouveau confronté à des débats sur la question animale et je me suis rendu compte que la conjoncture avait changé du tout au tout. Ce qui est maintenant quasi inaudible, c’est de dire que l’homme serait peut-être une espèce à part, qu’il y aurait quelque chose comme un propre de l’homme. Ce qui domine, ce n’est plus l’idée d’une différence tranchée, c’est l’identité.

 

AF : Oui, c’est la mise en cause de l’« exception humaine » pour reprendre le titre de Jean-Marie Schaeffer.

 

JD : C’est un titre frappant qui résume bien cette nouvelle attitude fondamentale, cette nouvelle conjoncture dans laquelle nous nous trouvons. Dans cette situation où l’on ne parle que des animaux, certains jeunes chercheurs se sentent un peu étouffer. Il risque alors de se produire ce que j’appelle la tentation du retour de balancier : on pourrait être tenté de retourner au dualisme et à l’anthropocentrisme. Et ce serait dommage. L’un des intérêts d’un grand auteur comme Portmann est qu’il nous permet de dépasser l’oscillation entre une position radicalement anthropocentrique et une position anti-humaniste. Il tient ensemble les deux bouts : un intérêt passionné pour la spécificité animale, mais aussi la question de l’être de l’homme, et quelque chose comme une exception humaine, qui se manifeste notamment dans l’usage de la parole. N’oublions pas que la condition de possibilité d’un discours sur l’altérité animale, c’est que nous sommes des êtres parlants, il y a Portmann qui écrit La forme animale, il y a Jean-Christophe Bailly qui écrit Le parti pris des animaux…

 

JCB : Oui mais je n’en tire aucune fierté. Quand je vois une hirondelle, je ne me pense pas supérieur à elle, jamais je ne le pourrai.

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