Jacques Dewitte
PHILOSOPHE, ÉCRIVAIN, TRADUCTEUR
L’AMOUR DES FORMES
VISAGE DES CHOSES, VISAGES DES LIEUX (extrait)
Ce texte a paru dans Le sens du lieu, Ousia, Bruxelles, 1996, pp. 226-268. On a retenu deux passages, procédé à des coupures et à quelques corrections par rapport au texte original.
« Seigneur
Je Te remercie d’avoir créé le monde beau et
si divers et de m’avoir permis dans Ta bonté inépuisable
de séjourner en des lieux qui n‘étaient pas les lieux
de mes tracas quotidiens
et (...) que la nature ait répété ses sages tautologies:
la forêt était forêt la mer était mer le rocher était rocher
(...)
et si c’est là Ta tentation alors j’y ai succombé pour toujours et sans rémission. »
Zbigniew Herbert
(…) Se révèle là un aspect du « monde de la vie » que nous avions à peine mentionné jusqu’ici (mais il découle de ce que les choses, « substance du monde », sont des êtres distincts et discontinus): les choses, étant reconnaissables, se distinguent mutuellement par leur forme. Or, c’est aujourd’hui cette distinction mutuelle qui tend à disparaître ; les choses et les êtres se confondent peu à peu en une indistinction générale dont plus rien ne ressort (…). A quoi cela tient-il ?
Avançons le paradoxe suivant : la situation d’indifférenciation et d’uniformisation croissantes que nous connaissons résulte, pour une part importante, d’une visée d’émancipation, de la rébellion moderne contre toute forme traditionnelle ou conventionnelle, du refus de toute identité préétablie. C’est ce qui se manifeste clairement dans le destin des objets. On dirait, à l’époque contemporaine, que toutes les choses sont prises d’une grande frénésie : elles aspirent à échapper à tout prix à leur condition de choses familières et reconnaissables, chacune voulant s’évader de sa propre identité trop banale. La table semble se dire : surtout que je ne ressemble pas à une table ! A un rognon, à un coquillage, à n’importe quoi, mais surtout pas à une table. Quel désastre, quelle humiliation se serait pour une table de ressembler à une table ! Or, cette frénésie individualiste qui a saisi toute chose débouche paradoxalement sur la grisaille de l’uniformité. « Rien ne ressemble plus à rien — cependant, ô paradoxe ! - tout se ressemble », écrit Philippe Ariès.
« Quand le tempo s’accélère (...), quand, sous l’effet des économies de marché, tout a l’air de bouger à la fois et très vite, rien ne ressemble plus à rien, cependant, ô paradoxe ! tout se ressemble. La bigarrure disparaît, et la modernité recouvre de son manteau gris d’uniforme les cultures dont elle a effacé les couleurs. Ainsi, sur les affiches de l’aéroport de Playtime, le film de Tati, les incitations au voyage renvoient toutes aux images identiques d’un monde standardisé. La remarque jadis originale est devenue un lieu commun, sans perdre de sa vérité »,
Philippe Ariès, Le temps de l’histoire [1983],
Essais de Mémoire, Le Seuil, 1993, p. 57.
Dire cela, bien sûr, c’est « anthropomorphiser » les choses. Ce ne sont pas les objets qui sont pris d’une telle frénésie et d’une angoisse devant toute appartenance à un type, mais les hommes. Mais comme la poésie du XX siècle l’a fait apparaître avec son « parti pris des choses » (Ponge), il existe une complicité entre les choses et les hommes, pour le meilleur et pour le pire, de sorte que le sort qui est fait aux choses figure ou préfigure celui qui est fait aux êtres humains.
(…)
Certes, ce fut un grand moment de libération révolutionnaire lorsqu’on osa enfin élaborer des formes qui « ne ressemblent plus à rien », lorsqu’on décida de s’affranchir de toute soumission à un modèle. Mais nous en sommes arrivés, en cette fin de siècle (ceci a été écrit en 1996), à un moment où un regard plus global est devenu possible, et où nous apercevons que ce qui apparaissait jadis comme un geste audacieux d’émancipation s’est avéré entretemps être une autre manifestation de la même tendance à la déstructuration et à l’uniformisation qui se réalise massivement dans la réalité sociale actuelle. Par conséquent, pour rester fidèles à nous-mêmes, à l’impulsion première qui fut la nôtre et nourrissait nos gestes émancipatoires, une réévaluation complète de nos projets (politiques, philosophiques, éthiques, artistiques) est nécessaire. Nous devons apparemment nous renier ou en tout cas nous dédire, c’est-à-dire prendre nos distances par rapport à la première formulation, partiellement erronée, qu’avait prise notre désir de liberté et notre créativité.
Cette distance critique par rapport au projet moderne devra aussi, forcément, si elle ne veut pas répéter sous une nouvelle forme l’impasse ainsi aperçue, renouer avec les formes de pensée et de sensibilité pré-modernes et élaborer une synthèse nouvelle, dont les contours exacts sont impossibles à prévoir.
(…)
C’est à quelques architectes que revient le mérite d’avoir été les premiers à décrire avec lucidité cette situation de “perte du monde”, et à remettre à l’ordre du jour la question d’un monde de formes reconnaissables. C’est la redécouverte de la « typologie » en architecture. Ainsi, Karl Gruber qui, dans Forme et caractère de la ville allemande, souligne à maintes reprises, en réaction à l’indifférenciation formelle de la ville contemporaine, que, dans la ville allemande médiévale, objet de son admiration et de sa méditation, les édifices étaient bien reconnaissables pour ce qu’ils sont dans la silhouette de la ville.
« Un œil averti pouvait reconnaître tout de suite d’après un édifice quel était sa destination. (…) L’hôtel de ville, le château-fort, les diverses espèces d’édifices monastiques et ecclésiastiques étaient autant de types immuables, impossibles à confondre. »
Karl Gruber, Forme et caractère de la ville allemande,
trad. J. Dewitte, Éd. Archives d’Architecture Moderne,
Bruxelles, 1985, p. 234 et 238.
Mais c’est surtout Léon Krier qui a donné l’expression la plus forte à cette réflexion critique, en conférant à son propos une portée globale, car il n’envisage pas seulement l’architecture, mais le monde de la vie en général, en incluant le destin des choses, et notamment des objets quotidiens. Il l’a fait en recourant au mode d’expression qu’il affectionne : une combinaison de dessins didactiques et de courts textes théoriques qui s’éclairent mutuellement.
Léon Krier, Drawing for architecture, The MIT Press, Cambridge, Massachusetts, 2009, p. 180-181
A droite est figuré un monde de formes reconnaissables : ce sont les différents types de construction tels qu’ils existaient dans l’architecture classique et que Krier entend remettre à l’honneur (…) maison, palais, temple, campanile, église. Ce sont autant d’objets nommables : ils ont à la fois une forme reconnaissable et un nom qui leur correspond. On peut reconnaître un bâtiment en tant que tel bâtiment : une maison comme maison, une église comme église, un palais comme palais et les nommer pour ce qu’ils sont. A ces cinq bâtiments « nobles », Krier a ajouté des constructions « triviales » de la société industrielle : une usine, un hangar, une tour de refroidissement, ainsi qu'une cabine téléphonique typiquement anglaise, qui sont elles aussi bien reconnaissables et méritent donc d'être appelés des objets nommables.
A gauche est représentée la situation contemporaine de perte d’un tel monde et de règne de l’uniformité : il n’y a plus de formes distinctes et reconnaissables. On a affaire à autant d’objets qui, comme on dit, « ne ressemblent à rien ». Ils sont littéralement « innommables » et sont appelés pour cette raison de « prétendus » ou « soi-disant » ‘objets’ : un soi-disant vase, un soi-disant théâtre, un soi-disant musée. Il y a un fossé entre le nom qu’on continue à leur donner et la forme qu’on a sous les yeux. Non seulement on ne les reconnaît pas, mais ce ne sont pas à proprement parler des objets.
Si notre environnement est devenu aussi uniforme, cela tient à ce que l’on a adopté la même « forme » interchangeable pour ces différentes choses : pour une maison, pour une église et pour une station-service. De même on n’a plus adopté, pour construire un théâtre ou un musée, ou pour façonner un vase, la forme (reconnue et reconnaissable) provenant du patrimoine eidétique du monde de la vie dans lequel les choses se distinguent mutuellement. On a recouru à une même forme uniforme stéréotypée, appliquée indistinctement (et arbitrairement) à n’importe quel objet, ces objets ne se distinguant dès lors plus entre eux par leur apparence extérieure. Leur « forme » informe résulte de l’imposition extérieure d’un même contour dont il importe peu qu’il soit géométrique, comme dans la colonne de droite, ou organique, comme dans la colonne de gauche, (ce qui correspond, notons-le, aux deux principales tendances de l’architecture du XXe siècle : « rationnelle » ou « organique-expressionniste »).
Dans un cas comme dans l’autre, il n’y a plus de rencontre et de confrontation à un donné ; il y a application d’un même schéma, issu de l’esprit humain, à n’importe quoi. On se trouve donc en régime subjectiviste : le sujet constructeur ou fabricateur ne se laisse plus guider par l’objectivité intrinsèque des choses ; il leur impose ses propres formes arbitraires, sans rapport avec leur nature spécifique.
Un autre dessin révèle ce qui pourrait bien constituer le préalable à la situation d’uniformisation décrite dans le dessin précédant, car il concerne le sort des objets en général.
Léon Krier, Drawing for architecture, The MIT Press, Cambridge, Massachusetts, 2009, p. 106
Voici deux objets quotidiens : une cafetière et une bouteille de vin, que nous reconnaissons spontanément, nous les identifions aussitôt pour ce qu’elles sont. Ces deux objets ont en commun une même fonction : contenir des liquides. Est-ce que le premier pourrait être une bouteille et le second une cafetière ? Leurs formes respectives sont-elles interchangeables ? Le bon sens répond que non, mais l’esprit moderne, rebelle à toute convention, répond par l’affirmative. La forme d’une chose, comme son nom, est censée être parfaitement arbitraire, et on doit donc pouvoir modifier arbitrairement la relation entre forme et la destination. Ceci est une cafetière, mais ce pourrait être tout aussi bien une bouteille de vin, comme la bouteille de vin pourrait être tout aussi bien une cafetière. Dans son commentaire, Krier note ironiquement que ce parti pris anti-conventionnel a tout de même ses limites : s’il ne veut pas se brûler les doigts, celui qui se rebelle contre toute convention ferait bien de coller des étiquettes à ces deux objets.
On a affaire à la conception nominaliste du caractère purement fortuit et arbitraire des noms et des formes (dont l’ancêtre est la position de l’Hermogène du Cratyle de Platon). On peut comprendre le dessin de Krier comme une réplique au célèbre tableau de Magritte « Ceci n’est pas une pipe », véritable manifeste de ce nominalisme. Les formes et les noms, étant parfaitement arbitraires, sont aussi interchangeables. A disparu toute idée d’une liaison évidente et nécessaire, d’une convenance entre le nom (ou la forme) et la chose.
Or, si on part du principe que les formes ou les noms des choses sont parfaitement interchangeables, comme le suggère le dessin de la cafetière et de la bouteille, pourquoi ne pas aller plus loin encore et donner à toutes les choses la même forme ? - ce qui conduit à la situation décrite dans le premier dessin.
L’idée de forme arbitraire (« random form ») peut conduire logiquement, écrit Krier, à l’idée d’une uni-forme (« uni-form »). Si on peut intervertir arbitrairement la cafetière et la bouteille, leur forme respective n’ayant aucune liaison quelconque avec leur destination, pourquoi ne pas leur donner tout uniment la même forme, qu’elle soit issue d’un tracement organique et auto-expressif (la forme ondulante informe du vase-théâtre-musée) ou d’une construction géométrique? La « random form » et l’« uni-form » sont les deux faces de la même médaille, provenant de la même mentalité technologique. Effectuer une dissociation radicale de la chose et de sa forme (ou de son nom), c’est ouvrir la voie à l’interchangeabilité complète des choses et des signes (qui se réduisent à de simples ou étiquettes commodes, nécessaires seulement d’un point de vue utilitaire et pragmatique.
Ainsi s’instaure une opposition antithétique entre un monde en soi informe et amorphe et la création de formes en tant qu’acte humain arbitraire, effectué ex nihilo, sans que n’existe entre ce monde informe et le projet humain formateur la médiation d’un fonds eidétique correspondant à l’objectivité intrinsèque des choses.
Mais sommes-nous encore entourés d’objets et de choses ? Le monde informe et amorphe qui est de plus en plus le nôtre est non seulement un monde où les choses ne sont pas reconnaissables comme telles ou telles, mais, un monde où, comme l’a écrit Chesterton, il n‘existe pas de choses telles que des choses.
« Si l’évolution signifie quelque chose de plus, c’est qu’il n’existe pas de chose telle qu’un singe à transformer ni de chose telle qu’un homme en quoi le transformer. Cela revient à dire qu’il n’existe pas de chose telle qu’une chose. Tout au plus existe-t-il une chose unique : un flux de tout et de n’importe quoi. »
G. K. Chesterton, Orthodoxie,
tr. A. Joba, Idées /Gallimard, 1984, p. 50.
Pourtant, dans les villes contemporaines ainsi défigurées, le langage trouve une revanche inattendue. Beaucoup de bâtiments modernistes ont reçu, dans la langue populaire, des sobriquets, des surnoms (à Berlin, la « Kongresshalle » est appelée « l’huître enceinte », à New York, le siège des Nations Unies « le radiateur »). Avec ces surnoms, c’est la relation de correspondance entre le nom et la chose, niée par le nominalisme moderne et son application en architecture, qui est rétablie. Le surnom, écrit Krier, est la revanche du langage en général et la revanche du nom en particulier, contre un abus et un manque de respect. Grâce aux surnoms, les bâtiments qui « ne ressemblent plus à rien » ressemblent de nouveau à quelque chose.
Dans sa réflexion d’architecte, Léon Krier remet donc en question la grande remise en question moderne du rapport de correspondance entre le mot et la chose, le langage et le monde, le « contrat rompu » dont parle George Steiner dans Réelles Présences, rupture à laquelle il attache le nom de Mallarmé. Remise en question de l’arbitraire que postule la révolution mallarméenne, et après elle la linguistique moderne post-saussurienne, une rupture contre laquelle continue de se rebeller notre expérience quotidienne du monde et du langage (« Tout dans nos habitudes langagières proteste contre la conception mallarméenne », écrit Steiner). La radicalité de Krier va à la racine même de la liaison des choses et des noms et elle vise à réinstaurer (ou à sauver) un « ordre du Logos » (Steiner), une alliance du monde et du langage dont le fonds eidétique, l’ensemble des formes reconnaissables, est l’une des conditions.
« Le sobriquet ne naît pas de l’incapacité de compréhension du public, mais plutôt de son génie d’invention et de sa capacité de discernement. (…) Le sobriquet rétablit une relation de vérité entre le nom et l’objet nommé. (…) Les monuments classiques ne sont point moqués par des sobriquets mais appelés par leur nom, ou leur fonction : la cathédrale, la mairie, le palais, etc. (…) En architecture, une convention ne peut apparaître et ne peut avoir de valeur durable que si apparence et fonction d’un bâtiment établissent une relation de vérité évidente. Une convention ne peut, par définition, être forcée. C’est pourtant ce que le modernisme pratique d’une façon systématique, en confondant cafetière et bouteille de vin. Au risque de casser la bouteille ou de se brûler les mains. »
Leon Krier , Architecture, choix ou fatalité
Editions Norma, Paris 1996, p. 33-34