Jacques Dewitte
PHILOSOPHE, ÉCRIVAIN, TRADUCTEUR
L’AMOUR DES FORMES
Répliques
Actualité de Chesterton (2011)
Avec Alain Finkielkraut, Basile de Koch et Jacques Dewitte
Alain Finkielkraut : Gilbert Keith Chesterton est né à Londres en 1874, il est mort en 1936. Polygraphe infatigable, il a publié plus d’une centaine d’ouvrages, essais, romans, poèmes. Je suis loin de les avoir tous lu. Mais certaines de ses réflexions m’accompagnent et m’encouragent en ces temps bien-pensants. Ainsi par exemple : « On pourrait définir la tradition comme une extension du droit de vote du passé. Elle consiste à accorder le droit de suffrage à la plus obscure de toutes les classes, celle de nos ancêtres. C’est la démocratie des morts. La tradition refuse de se soumettre à la petite oligarchie de ceux qui ne font que se trouver par hasard sur terre. » (…) Il y a ici un besoin de complète liberté, de restauration autant que de révolution : ces paradoxes m’ont réveillé des évidences historiques et philosophiques dans lesquelles je baignais. Ils m’ont arraché à l’emprise du cela va de soi ; ils m’ont appris à habiter le temps autrement ; je leur dois de ne plus mettre à la queue leu leu le passé, le présent et l’avenir. Mais je ne suis qu’un chestertonien amateur et je voudrais profiter de la réédition de ces merveilleux livres que sont « Hérétiques » et « Orthodoxie » pour demander à deux lecteurs savants, Jacques Dewitte et Basile de Koch, en quoi consiste leur dette à l’égard de Chesterton.
Jacques Dewitte : Merci de me placer dans une position si avantageuse, je ne suis pas du tout un Chestertonien érudit, je n’ai pas tout lu, je vais vous dire en tous cas comment je l’ai découvert, par quel biais. J’avais lu jadis en anglais "Le nommé Jeudi" qui m’avait laissé une impression assez mitigée, j’avais lu « les Histoires du Père Brown » qui me paraissent toujours savoureuses, et puis il y a eu une rencontre, un éblouissement sur la découverte de trois livres, trois livres du « jeune » Chesterton : « Hérétiques », « Orthodoxie » et « Le Défenseur ». (…) Chesterton n’a pas cessé de nourrir ma réflexion, j’y reviens sans cesse et je n’ai pas épuisé la sève qu’on peut y trouver dans ses livres.
Alors en quoi consiste mon regard, ma rencontre avec Chesterton, de moi comme philosophe venu de la phénoménologie ? Bien sûr, on est ébloui par sa verve, par sa drôlerie, il n’est pas nécessaire de le dire. Mais j’ai également été impressionné tout de suite par son audace philosophique et par sa rigueur : je crois qu’il faut prendre Chesterton au sérieux comme penseur, même si en même temps, une des notions fondamentales de sa sensibilité est le « nonsense ». (…) Chesterton est pour moi, par excellence, le penseur du : « Il ne fallait pas ». (…) « Il ne fallait pas » comme on dit quand on reçoit un beau cadeau, et de la même façon, de manière métaphysique, ontologique : il ne fallait pas qu’il y ait l’être, il ne fallait pas qu’il y ait le monde,…
AF : Le penseur de la contingence ?
JD : Le penseur de la contingence, je n’osais pas avancer le mot, mais c’est le mot que j’emploie effectivement, Il y a une attitude qui à la fois poétique et métaphysique consistant à imaginer –parce que c’est aussi un acte d’imagination-que le monde tel qu’il est, le monde en général mais aussi les choses, les êtres singuliers eussent pu ne pas exister. Et cette manière d’imaginer, de se rendre compte qu’il n’y a pas de nécessité est contraire à ce qu’affirme la pensée moderne. Chesterton réagit à une tendance de la pensée moderne. Je le cite : « Le monde moderne tel que je l’ai découvert admirait, adhérait unanimement au calvinisme moderne ; il fallait que les choses fussent ce qu’elles sont. » Et bien justement, il ne faut pas que les choses soient ce qu’elles sont.
Il y a cette découverte de la contingence chez d’autres philosophes : chez Sartre ou chez Cioran, c’est l’effroi, c’est l’écrasement, c’est la tristesse et le pessimisme, c’est la risée et c’est la nausée. Et justement, chez Chesterton et d’autres, comme Henri Raynal, écrivain injustement méconnu, il y a autre chose, il y a le sens de la contingence des choses, mais aussi un émerveillement, une joie, un bonheur : il ne fallait pas que cela soit mais cela est et nous nous en réjouissons. Voilà donc : la contingence fait ressortir la merveille de l’être.
AF :Je donne tout de suite la parole à Basile de Koch, mais est-ce que cette phrase de Chesterton illustre ou non ce que vous venez de dire ? Elle se trouve dans « Orthodoxie » : « C’est une chose que de raconter une entrevue avec une gorgone ou un griffon, une créature qui n’existe pas, c’en est une autre de découvrir que le rhinocéros existe bel et bien et de se réjouir de constater qu’il a l’air d’un animal qui n’existerait pas. »
JD : C’est l’une des phrases les plus magnifiques, les plus typiquement chestertoniennes qui existent.
Basile de Koch : Ma principale dette à l’égard de Chesterton, c’est ce qui a été pour moi, si j’ose dire, la bonne nouvelle : avec lui, ma religion, le christianisme, ce n’est plus uniquement une religion sinistre, celle du péché, de la vallée de larmes, c’est une religion d’émerveillement, c’est une religion de joie perpétuelle et ça, ça m’a fait vraiment plaisir parce que moi (…)j’ai écrit beaucoup de bouquins, « Parodiques », « Histoire universelle de la pensée de Cro-Magnon à Steeve », j’ai fait des parodies de journaux, etc… Ce que j’ai trouvé chez Chesterton de magnifique, c’est que l’esprit est au service du Saint Esprit, le nonsense est à la recherche du sens le plus profond. Il y a dans « Le paradoxe ambulant » un chapitre qui s’appelle « Défense du nonsense » : le paradoxe est au service de l’orthodoxie. C’est tout cela que j’apprécie infiniment là-dedans. Le vrai nonsense signifie que le sens de la vie nous est caché et que nous pouvons y accéder, en fait, qu’en passant par « le royaume des elfes », comme il dit, c'est-à-dire, comme disait Jésus, en redevenant des enfants. Et c’est une illumination, je dirais, c’est une deuxième bonne nouvelle. Pour moi, la plus belle phrase de Chesterton, que d’ailleurs en général j’ai beaucoup de mal à expliquer parce que les gens la comprennent de traviole comme si c’était une phrase d’Érasme : « Le fou est celui qui a tout perdu sauf la raison. »
AF : Nous allons commenter cette phrase mais j’en viens à ce chapitre dont je sais qu’il compte beaucoup pour Jacques Dewitte, « Défense du nonsense » « Rien de sublimement artistique n’a jamais surgi du simple art, de même que rien d’essentiellement raisonnable n’a jamais surgi de la pure raison. » (…) Et puis ceci : « La religion cherche depuis des siècles à ce que l’homme exulte devant les merveilles de la création mais elle a oublié qu’une chose ne peut être totalement merveilleuse tant qu’elle reste raisonnable. Tant que nous considérons qu’un arbre est une chose évidente, naturellement et raisonnablement créé pour qu’une girafe la mange, nous ne pouvons pas convenablement nous émerveiller devant lui. C’est lorsque nous y voyons une vague prodigieuse du terreau vivant s’étirant vers les cieux sans raison particulière que nous mettons chapeau bas au grand étonnement du gardien du parc. En fait, tout a un autre côté, à l’instar de la lune, protectrice du nonsense. »
JD : Oui c’est un passage magnifique (..) , qui permet de préciser ce qui a été dit tout à l’heure : une autre manière de voir le christianisme. Là, il y a une allusion claire à des écrivains comme Bernardin de Saint Pierre qui se sont efforcé de montrer que dans la nature tout a une raison. Donc s’émerveiller devant le fait que l’arbre est censé servir de pâture à la girafe. Il dit, non, c’est une fausse piste, il faut faire le contraire, on ne peut pas s’émerveiller devant une chose entièrement censée, raisonnable. Donc il faut retrouver ce sens du merveilleux et quand il dit « chapeau bas », c’est délicieux : il faut imaginer la scène, quelqu’un dans un square qui tire son chapeau ! Et le gardien ébahi ! Ça me fait songer à un thème célèbre de la peinture chinoise : le peintre ou poète M. s’inclinant devant le rocher pour le vénérer. Simon Leys cite souvent ce passage.
BdK : Leys a intitulé un de ses recueils : « L’ange et le cachalot » d’après une citation de Chesterton où Chesterton dit : « Il est un peu facile d’accorder les anges avec les nuages, ou les prairies avec le ciel bleu. En revanche, quelqu’un qui est capable d’accorder dans sa pensée l’ange et le cachalot doit avoir une sérieuse explication de l’univers. »
AF : Mais quel rapport faites-vous entre cet émerveillement devant le caractère déraisonnable, en quelque sorte, de la création, l’impossibilité où nous sommes de l’enfermer dans notre logique, dans le principe de raison, dans le principe d’utilité, etc…et le christianisme ? En quoi cela procède-t-il d’une vision chrétienne du monde ?
JD : Là, je suis un peu embarrassé, j’aimerais bien consulter des théologiens… Il me semble qu’il y a là une autre théologie de la création. Faire comprendre qu’il ne fallait pas que Dieu créât le monde, que c’était un acte gratuit de générosité, un don. Et non pas simplement l’acte d’un démiurge qui aurait « machiné » l’ensemble de l’univers.
BdK : Ce que je crois, c’est qu’on on comprend « Orthodoxie » après avoir lu « Hérétiques « . Chesterton raconte en introduction de « Orthodoxie » c’est que c’est le bouquin qu’on lui a réclamé après que dans « Hérétiques » il ait dézingué tous les penseurs organiques de l’Angleterre victorienne, puritaine, protestante, etc… Donc, on lui a dit c’est bien beau de dire du mal de tout le monde, de se moquer de Georges Bernard Shaw, de Kipling, de Welles et de leur monde rapetissé comme il le disait un peu méchamment, il faudrait que tu nous montres positivement ce que c’est. Du coup, trois ans après, il s’est lancé à faire « Orthodoxie » qui est la version positive de ce recueil de critiques assez sévères et hilarantes sur tous les grands penseurs de son époque. Il est quand même né protestant dans un pays protestant et c’est seulement après quarante ans qu’il se convertit au catholicisme ; on voit bien que quand il écrit « Hérétiques » et qu’il se moque de la pensée dominante de la fin du 19èmesiècle et qu’ensuite, bien avant de se convertir, il écrit « Orthodoxie », il est déjà sur la voie de la conversion à ce que j’appellerai volontiers la vraie religion.
AF : Oui ! Mais justement vous défendez cette vraie religion, mais je voudrais comprendre, je voudrais comprendre, parce que je me dis : où est ce qu’il y a de spécifiquement catholique dans l’émerveillement de Chesterton devant la création ? Un grand poète catholique comme Claudel s’est réclamé de Chesterton ! (…) Et Claudel avait lui-même cet appétit de la création, ce oui au monde… Mais vous qui, au fond, faites profession de théologie, expliquez-nous un peu mieux en quoi tout cela est catholique ?
BdK : Je ne fais pas profession de théologie, je fais profession de foi, c’est autre chose. En ce qui me concerne, je ne peux dire que mon expérience, c'est-à-dire que j’étais censé être déjà catholique mais je voyais comme quelque chose d’un peu sombre, d’un peu triste, cette vallée de larmes. Nous sommes sans doute la première époque dans l’Occident développé ou décadent où il y a moins de croyants que d’agnostiques ou d’athées. Mais c’est quand même un truc qui a taraudé l’homme depuis très longtemps, le besoin de surnaturel, la nostalgie de l’absolu qui mène à la religion. Mais ma religion à moi a été illuminée par une sorte de grand rire dionysiaque qui est celui de Chesterton et d’ailleurs il explique que… Oui ! Lui-même parle du paganisme de la religion chrétienne.
AF : Oui, que le christianisme, le catholicisme dans le christianisme a en quelque sorte pris sous son aile le paganisme
BdK: Exactement ! Il a recyclé ! Il a dompté !
JD : Vous avez fait référence à ces deux livres dont je disais qu’ils faisaient partie de ceux qui comptaient beaucoup pour moi, « Hérétiques » et « Orthodoxie », je voudrais faire quelques remarques là-dessus. Vous dites : « Il dit du mal de toute une série de penseurs, d’écrivains »… Je trouve que c’est un peu injuste. Parce qu’il y a autre chose, il y a l’effort pour analyser, pour comprendre de l’intérieur des égarements. Il faudrait les passer en revue, il y a notamment ce que l’on appelle aujourd’hui le relativisme. Alors je crois que c’est intéressant qu’il ait d’abord écrit un livre appelé « Hérétiques » et puis un livre appelé « Orthodoxie » parce que c’est comme cela que les choses se sont passées par exemple pour Saint Augustin : il a été confronté à des hérésies, comme le pélagianisme et, confronté à ce qui lui apparaissait comme un égarement, il a conçu, forgé le concept du péché originel. Donc, contrairement à ce qu’on pourrait penser, à savoir que l’hérésie est un écart par rapport à une orthodoxie préalable qui serait bien installée, c’est le contraire qui se passe. Pour Chesterton aussi : il se confronte à différentes hérésies et en même temps, c’est une autocritique parce qu’il est passé lui-même à travers ça d’une certaine façon. (…)
AF : C’est intéressant que vous citiez l’exemple de saint Augustin parce que la théologie, pour ce que j’en comprends de Chesterton n’est pas du tout augustinienne. D’ailleurs il a consacré à la fin de sa vie un très bel essai à Saint Thomas d’Aquin, il serait plutôt thomiste et il y a l’idée d’une réconciliation avec la nature, justement, et là nous sommes très loin du climat augustinien et peut-être –je risque cette hypothèse- y a-t-il l’idée chez lui que la création tout entière est de l’ordre du miracle ; elle inspire –et c’est un mot qui est cher à Jacques Dewitte- une sorte de gratitude et donc la première prière chestertonienne, ce serait au fond, une fois qu’on est délivré du principe de raison, l’action de grâce. Une action de grâce pour cette merveille qu’est le monde, une merveille inexplicable et, en tant que telle, rendue à Dieu.
JD : Cela rejoint un des chapitres de mon livre qui s’intitule : « Don, dette et gratitude ». et justement si on admet qu’il y a un don et que la création est un don et que la vie que nous avons reçue de nos parents est un don, nous sommes alors originairement dans une situation de dette . Mais à partir de là il y a deux attitudes possibles, il y a plusieurs manières de vivre la dette : certains la vivent comme écrasante et donc disent par exemple : pourquoi on m’a fait la sale blague de me mettre au monde, avec un ressentiment contre le monde, contre la vie, mais il y a une autre attitude existentielle qui est précisément celle de Chesterton, qui est la mienne et celle de quelques autres, c’est la gratitude, la reconnaissance, qui est aussi quelque chose qui allège, c’est une autre manière de vivre la dette. Et dans la modernité, on pourrait dire que la tendance dominante est qu’il faudrait qu’on se débarrasse de toute dette, parce que toute dette en soi est écrasante. Or la dette peut être vécue, reprise sous forme de gratitude comme quelque chose qui nous porte.
BdK : Je dirai même que c’est plus que de la gratitude, c’est un abandon, un abandon joyeux, un abandon magique, un abandon enfantin que prêche finalement Chesterton.
AF : Un abandon enfantin et en effet une inquiétude devant une rationalité sans limites. Je voudrais revenir Basile de Koch à la citation que vous avez donnée, elle est très connue, c’est une des plus belles de Chesterton et j’aimerais aussi que nous la commentions un peu : « Le fou n’est pas un homme qui a perdu la raison, le fou est un homme qui a tout perdu sauf la raison. » « Le fou que nous connaissons par expérience, dit-il, est en général un raisonneur et souvent un raisonneur éloquent. Il est enfermé dans la maison claire et lumineuse d’une seule idée, son esprit est aiguisé jusqu’à un point douloureux. Une raison expansive et exhaustive associée à un sens commun rétréci » : telle est la formule de la folie, de la démence pour Chesterton (…)
BdK : C’est admirable du point de vue du style et du point de vue de l’idée et cette simple phrase montre que le fou est le contraire de ce que l’on croit puisque la définition banale est le fou est celui qui a perdu la raison. Il arrive à retourner le gant pour dire une chose aussi profonde… C'est-à-dire ce dont vous parliez, le fou enfermé dans cette maison de la raison, je trouve cela magnifique et pour moi, c’est bien le contraire, le nonsense, c'est-à-dire c’est la meilleure façon pour nous d’assumer notre incapacité naturelle à comprendre le monde qui nous inclut et qui nous comprend…
AF : Il nous déborde en quelque sorte…
BdK : Parce que le contenu ne peut pas comprendre le contenant…
JD : Il y aurait tout un commentaire, une longue exégèse à faire de cette phrase (…) De quelle raison s’agit-il ? On l’a compris : c’est la raison raisonnante, la raison qui cherche partout une cause, une finalité, une nécessité, une raison calculatrice qui démasque derrière toute attitude généreuse un calcul d’intérêt, par exemple. Donc une raison utilitariste. Et en effet c’est cette raison-là qui peut conduire à la folie si elle n’est pas mise à l’abri par des gardes fous, comme le rapport à la réalité. Mais il y a une autre raison, une autre rationalité : la rationalité contemplative plutôt d’origine grecque, la raison qui s’ouvre au monde, le monde en tant qu’il est inconnu, difficile à appréhender mais qui n’est pas entièrement inintelligible non plus. Donc une raison qui est curieuse de l’intelligibilité du monde. C’est d’ailleurs ce qu’il dit lui-même à propos de Browning : dans chacun des chapitres de L’anneau et le livre il y a l’attitude consistant à comprendre les êtres de l’intérieur : c’est la raison, cela ! (…) et je ne peux m’empêcher de songer, je ne sais pas ce que Basile de Koch en pensera, au fait que c’est l’un des thèmes constants d’un grand théologien contemporain qui s’appelle Joseph Ratzinger plus connu sous le nom de Benoît XVI : le thème de la raison, depuis l’Encyclique « Foi et raison » mais une raison comme ouverture au monde, ou, pour employer une formule qui m’est chère, comme « cœur intelligent ».
AF : En effet, et en même temps je trouve que l’intuition de Chesterton, le paradoxe génial du fou qui a tout perdu sauf la raison trouve un prolongement philosophique dans l’œuvre d’Hannah Arendt : Hannah Arendt parlant de l’idéologie est absolument chestertonienne ! D’ailleurs Chesterton est l’un de ses auteurs de référence ! Que dit-elle de l’idéologie ? : « C’est la logique d’une seule idée ». Elle dit que « le danger (…) où se tient la pensée philosophique (…) est d’échanger la liberté inhérente à la faculté humaine de penser pour la camisole de la logique avec laquelle l’homme peut se contraindre lui-même presque aussi violemment que s’il est contraint par une force extérieure à lui. » La camisole de la logique ! Pour décrire ce phénomène, elle a recourt elle-même à une métaphore venue du monde de la folie ! C’est du Chesterton appliqué !
JD : Je prolonge le commentaire : est-ce que ça ne serait pas l’entendement plutôt que la raison ? (…) Le fou n’est pas celui qui a perdu l’entendement, mais celui qui a tout perdu sauf l’entendement… Il faut distinguer. Mais cela devient un séminaire de philosophie.
AF : Et pourquoi pas ?
BdK : Mais je voudrais vous faire remarquer que le gag disparaît. Ce qui est redoutable chez Chesterton, ce sont les gags… Si on les enlève, il ne reste pas grand-chose… Parce que, ce que je vous disais : il est difficile de séparer le style de l’idée. Le rayonnement de Chesterton roi des elfes… Si vous enlevez son humour ravageur…
JD : Je ne veux pas enlever du tout son humour ravageur ni faire abstraction du style, vous avez raison, je crois que la langue est vraiment le nerf de la pensée…
BdK : Comme disait Jules Renard : « L’idée n’est rien. Sans la phrase je vais me coucher. »
AF : Oui mais chez Chesterton la phrase éclaire merveilleusement l’idée.
(…)
JD : J’aimerais bien qu’on dise encore un mot du livre sur Browning parce que c’est révélateur aussi de ses positions philosophiques fondamentales, si on le considère en tant que philosophe : sa position réaliste. Il y a une réalité extérieure à la perception humaine, tout n’est pas illusion ou construction à l’encontre du constructionnisme actuel. A la fin du commentaire de « L’Anneau et le livre », il montre en quoi Browning (et en parlant de Browning il parle de lui-même) est à la fois en accord et en désaccord avec les esthètes les décadents de son époque. Il est d’accord pour dire qu’il existe une pluralité des points de vue, que chaque point de vue est intéressant ; mais il est en désaccord avec eux s’ils considèrent que tout n’est qu’illusion, qu’il n’y a aucune réalité, aucune vérité. Et il résume ses divergences en citant la parabole indienne de l’éléphant auquel rendent visite cinq aveugles. L’un dit que c’est une sorte de serpent, parce qu’il a palpé sa trompe, etc. etc. et finalement aucun ne peut prendre la mesure de ce qu’est un éléphant. J’ai noté cette conclusion de Chesterton et qui je crois expose sa propre position : « Browning diffère des décadents et des impressionnistes en ce point important que selon lui, même si les aveugles n’ont découvert que peu de chose sur l’éléphant, l’éléphant était bien un éléphant et il était bien là. » Il y a une distinction essentielle entre cette conception mystique : les aveugles se trompent parce qu’il y a trop pour eux à apprendre, et la conception purement impressionniste et agnostique du poète moderne : les aveugles se trompent parce qu’il n’y a rien pour eux à apprendre. Donc, il y a une réalité, à laquelle nous avons accès de manière fragmentaire, mais tout n’est pas illusion, tout n’est pas construction et fantasme de l’esprit humain.
AF : Et il appelle cela une conception mystique et l’on retrouve ce qu’on disait au début de son émerveillement devant la création. Un dernier mot cependant Basile de Koch sur l’esprit d’enfance. Je voudrais vous livrer deux citations que vous connaissez peut-être de « L’homme éternel » à propos de Noël et de Dieu dans sa grotte. Il dit : « L’agnostique ou l’athée dont l’enfance a connu de vraies nuits de Noël associera pour toujours que cela lui plaise ou non deux idées que les hommes pour la plupart considèrent comme contradictoires, l’idée d’un bébé et celle de la puissance inconnue qui soutient l’univers. Son imagination les rapprochera toujours alors même qu’il ne comprendra pas pourquoi. »
(… ). Qu’est-ce que vous en pensez Basile de Koch?
BdK : Ah mais écoutez, sans me vanter, je n’en pense que du bien ! J’ai noté une petite phrase, je crois qu’elle est à la fin de « Défense du nonsense » (je la trouve sublime) : « Cette simple question qui est à la fois poétique et chrétienne : et si les plus vieilles étoiles n’étaient que les étincelles d’un feu de joie allumé par un enfant ? »
AF : Et pourquoi cette insistance sur l’enfance à votre avis ?
BdK : C’est ce que je vous suggérais : « Tu n’entreras pas au Royaume des cieux si tu ne redeviens pas un enfant. » C'est-à-dire c’est le contraire de la folie d’orgueil, de l’hubris qui consiste à vouloir comprendre le monde et à se faire Dieu soi-même, un peu comme Lucifer. Le contraire de l’image de l’orgueil luciférien c’est l’image de l’enfant émerveillé.
JD : …Et donc pour qui la vie commence…
BdK : …Et ne se terminera jamais !
JD : …C’est un retour à un commencement qui peut recommencer quand on le veut, donc finalement, ça n’est pas simplement non plus un passéiste, c’est quelqu’un qui nous fait redécouvrir la qualité extraordinaire du présent…
BdK : Et aussi, je me permettrais d’insister, sur l’éternité, qui n’est pas la moindre des qualités de l’œuvre de Chesterton.
AF : En effet, d’ailleurs il a écrit un livre qui s’intitule « L’homme éternel » et il a aussi cette phrase sur l’éternité : « Un dogme digne de foi au 12ème siècle nous dit-on ne l’est plus au 20ème. Autant dire de telle philosophie qu’elle est plausible le lundi mais pas le mardi. » Voilà aussi une autre image de l’éternité ! Merci beaucoup Jacques Dewitte, merci Basile de Koch.