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L’esprit conservateur

 

Entretien avec Max-Erwann Gastineau (2016)

La pensée d’Albert Camus révèle, selon vous, la prégnance d’un « esprit conservateur ». Comment définiriez-vous cet esprit ?

 

Avant de répondre à votre question, je voudrais préciser quelques éléments de mon parcours. Subvertir la « culture », perçue comme ce qui se répète, nous précède et donc nous enferme, a été un des leitmotivs de ma génération, la génération 68 (dans la revue « Textures », nous avions publié un texte intitulé : « Art, culture, subversion »). J’ai assez vite pris mes distances vis-à-vis de cette attitude, notamment en découvrant quelques auteurs de « l’Autre Europe », comme le Polonais Leszek Kolakowski, lu à partir de 1974. Cette « Autre Europe », l’Europe Centrale ou de l’Est, m’a toujours semblé manifester un rapport à l’histoire, au langage, à la culture profondément différent de celui qui prévaut en Europe occidentale. Les événements de l’année 2015 m’ont confirmé dans ce jugement.

 

L’ « esprit révolutionnaire » se manifeste par une non-adhésion au monde, un désir inextinguible d’en découdre avec le donné, ce que j’appelle le déjà-là. A rebours, l’esprit conservateur se manifeste par un souci du monde, une sollicitude envers des êtres et des choses qui le façonnent. Cette disposition affective est fondamentale, car elle implique que certaines choses méritent d’être conservées : la culture, la langue, des paysages, des traditions. Mais conservation ne signifie pas une simple préservation ;  il s’agit d’entretenir et de prolonger ce qui a été légué.

 

Cette sensibilité apparaît chez Albert Camus de plusieurs manières. Dans L’Homme révolté, il part de ce postulat : l’homme est un être de révolte. « Je me révolte, donc je suis ». Mais ce « Non » ontologique s’adosse chez Camus à un « Oui », c’est-à-dire à un attachement à la beauté intrinsèque du monde et de la vie. Chez Camus, il s’agit d’un « oui » au soleil, au midi, aux plages d’Alger, à cette beauté qui, dans sa jeunesse, le comblait alors qu’il vivait dans une immense pauvreté.

 

(…)

 

 

Faut-il dès lors renoncer à tout changement, se résigner au statu quo ?

 

Il ne s’agit pas de renoncer au changement, mais d’être sceptique quant à l’idée d’un Progrès absolu et illimité. Il faut renoncer à parler du Progrès avec majuscule (« le » Progrès) et parler de progrès au pluriel et avec minuscule, en se demandant toujours : « progrès pour quoi ? » D’autant qu’il y a beaucoup d’ « avancées » qui  s’avèrent être des reculs.

 

En outre, il y a une dimension plus fondamentale, qu’on peut appeler l’ordre du monde. L’indignation de Camus, dans son fameux discours de Suède (« empêcher que le monde se défasse »), porte sur le sentiment d’une désagrégation de l’ordre. Il appelle à réagir face à un mouvement tendant à le défaire. Cet appel, il ne tient qu’à nous d’y répondre ! Camus lui-même ajoutait dans une conférence prononcée à Stockholm quelques jours plus tard : soyons ces « contre-Alexandre » qui renouent le nœud qui a été tranché.

 

Bien sûr, la notion même d’ordre ne va pas de soi et peut prêter à malentendu. J’entends par là ce qui tient les choses ensemble, quelque chose qui est à la fois solide, sinon ce ne serait pas un ordre, et vulnérable, fragile, mortel ; c’est un lien invisible et énigmatique qui sous-tend la nature, une société humaine, mais aussi un psychisme. Ce n’est donc pas un ordre rationnel qui serait imposé aux choses avec violence.

 

L’esprit conservateur ainsi compris, comme le souci de ce qui tient ensemble le monde de manière invisible, rejoint paradoxalement une certaine sensibilité libertaire, évidente aussi chez Camus. « Le jour où la révolution césarienne a fait fi de la pensée libertaire et syndicaliste, la pensée révolutionnaire a perdu un contrepoids dont elle ne peut, sans déchoir, se priver », écrit-il avant de déplorer que la Révolution française n’ait « écrasé à jamais la cellule professionnelle et l’autonomie communale » qui permettaient de réaliser, d’après lui, « l’approximation d’une société juste ». Autrement dit, il n’y a pas de société idéale, il n’y a que des « approximations ».

 

Le problème tient aussi à la difficulté d’articuler, d’une part, une confiance dans la nature humaine qui suppose elle-même ce que j’ai appelé une « bonté foncière » du monde créé et, d’autre part, une conscience de la réalité du Mal, compris comme autre chose qu’un dysfonctionnement dans un fonctionnement supposé harmonieux. Il me semble que, globalement, le christianisme – ou un certain christianisme – est la seule doctrine capable de tenir ensemble ces deux exigences.

 

Le citoyen devient de plus en plus un ayant-droit réclamant son dû à l’Etat. La notion de Bien commun, dont la quête est supposée fonder toute vie civique vigoureuse, n’est-elle pas condamné à disparaître dans la société des individus ?

 

Comment, en effet, dans une société purement individualiste (c’est-à-dire atomisée), qui serait faite d’individus, concevoir un monde commun, comment concevoir une vie civique et une politique qui soit autre chose qu’une simple gestion ?  Dans un monde  radicalement individualiste et où, de surcroît, on assiste à la privatisation de tout, la notion même de « commun », devient incompréhensible, quasiment surréaliste. (…) Espérons en tout cas que le sens du bien commun n’a pas entièrement disparu, qu’il perdure en silence et qu’il attend une occasion favorable pour sortir de l’obscurité et retrouver sa place dans la vie publique.

 

Il y a lieu aussi de redécouvrir une autre idée fort discréditée : l’autorité. Elle n’est pas seulement menacée dans les faits, mais est devenue incompréhensible comme notion parce qu’assimilée à celle de violence. Dans La crise de la culture, Hannah Arendt montre bien que l’autoritarisme est une dégradation de l’expérience première de l’autorité, qui repose elle sur une forme de consentement, et est donc fragile.

 

L’éducation, dans la famille et à l’école, inscrit l’enfant dans un monde plus vieux que lui. Dès lors, cet enfant n’accède pas à l’âge adulte comme une feuille blanche sur laquelle il écrirait à l’envi. L’idéal des Lumières selon lequel l’homme ne réalisera sa liberté qu’une fois affranchi des influences sociales et donc des préjugés pose problème et il est lui-même un préjugé. Le pré-jugé est une forme de sagesse commune. Il suppose une antériorité, un déjà-là que nous ne faisons que recevoir, impliquant un certain sens du devoir, loin de la notion de droits qui a pris aujourd’hui une extension exorbitante. Reconstruire une école de la transmission serait ainsi la première mesure à mettre en place.

 

Cette déconstruction d’une école de la transmission, qui reliait l’homme à un héritage partagé, serait donc l’aboutissement d’un long processus inhérent à la Modernité ?

 

Ce long processus qui a eu sa grandeur a, de différentes façons, débouché sur un nihilisme que nous devons chercher à dépasser. Est nihiliste toute entreprise n’ayant pas de contenu, se résumant en un pur et simple fonctionnement n’admettant nullement la dimension d’une vérité substantielle ou d’un sens transcendant. On en vient ainsi à penser que l’âme humaine et ses affects ne peuvent relever que d’un dysfonctionnement, d’où le besoin de psychologues pour y pallier.

 

Dans ma réflexion sur la notion d’ordre, j’en suis venu à distinguer deux choses : l’idée que « ça fonctionne » et l’idée que « ça marche ».  Le nihilisme de notre temps est un rationalisme consistant à penser que tout devrait bien fonctionner, que tout devrait être bien agencé comme dans une machine, et qu’il faut éliminer tout dysfonctionnement. Mais il y a aussi ce phénomène positif et énigmatique : dans la société, ou dans un psychisme humain, « ça marche », souvent autrement qu’en raison d’une organisation rationnelle, et parce qu’est à l’œuvre un désir de vivre. C’est en cela que l’esprit libertaire rejoint l’esprit conservateur.

 

(…)

 

En domestiquant la nature, l’homme a atténué les aspects tragiques de sa condition. Continuer de soulager l’humanité de son fardeau de créature terrestre n’est-il pas le meilleur moyen de rendre grâce à Dieu du pouvoir qu’il lui a conféré ? Celui justement d’améliorer les conditions de la vie, ici-bas.

 

Il y a en effet quelque chose d’admirable dans l’amélioration des conditions de la vie  qui n’est pas contraire à l’idée d’une sainteté de la vie charnelle et peut être considérée, d’un point de vue religieux, comme un hommage à Dieu. Mais jusqu’où peut-elle aller ? Est-elle illimitée ou rencontre-t-elle une limite ?  Hans Jonas a, à cet égard, saisi le problème très clairement. Cette amélioration (ce qu’il appelle le « méliorisme ») se heurte à une limite. Celle-ci tient à ce que, à un certain moment, elle porte atteinte à l’humanité de l’homme. En rêvant de créer un surhomme, on obtient un être humain privé de plusieurs traits de son humanité  et une sorte de monstre. Cette atteinte consiste notamment à ce que l’on cherche à créer des individus parfaits (ou, avec le clonage, des individus correspondant exactement à nos attentes). En voulant aller toujours plus loin en direction d’une perfection, allant même jusqu’à transgresser les limites inhérentes à l’espèce humaine, à l’existence biologique de l’homme, on met en péril son humanité.

  (…)

 

Le projet transhumaniste que vous décrivez serait donc l’ultime avatar de la volonté prométhéenne de délivrer l’homme des pesanteurs qui le rendent indéfectiblement lié à la Nature ?

 

Oui, il se situe dans la continuité d’un projet apparu au début des Temps Modernes. Mais on peut se demander : sommes-nous vraiment, sommes-nous entièrement modernes ? N’y a-t-il pas en nous quelque chose qui échappe au projet moderne auquel pourtant nous nous identifions ?  Certes, nous nous proclamons individualistes, libres, émancipés, mais nous continuons à exister, comme êtres sociaux, comme être religieux, comme êtres charnels, comme ancrés dans une tradition, même si nous ne le savons pas. Certains pourraient dire : « encore un effort pour être vraiment modernes », mais on peut estimer au contraire que ce décalage n’est pas un fatal retard à rattraper, mais un élément d’espoir. Quelque chose dans la nature humaine résiste. L’espoir réside donc dans la contradiction entre ce projet de fabrication d’un homme nouveau et la réalité humaine, qui contient des ressources que nous ne soupçonnons peut-être pas. Pourtant, cet espoir n’est nullement une certitude. Car les partisans de ce prométhéisme déchaîné développent un projet de plus en plus cohérent et radical, si bien que les poches de résistance qui se situent dans les tréfonds mêmes de la nature humaine pourraient bien se réduire.

 

J’aime bien ce terme de « ressources ». Mais son sens est ambigu. Il peut désigner ce qu’avait bien perçu Heidegger : une vision consistant à voir le monde – aussi bien la nature que la société - comme un stock de ressources disponibles. L’écologie tend à reprendre à son compte cette vision, dans sa mise en garde contre l’épuisement des ressources naturelles. Mais il y a aussi ce que j’appelle les « ressources de sens » telles les ressources de la langue, de ses richesses. Avec l’idée, dans les deux cas, que l’on puise dans quelque chose qui nous précède, que nous avons reçu, qui peut s’épuiser. Ces ressources sont fragiles, elles peuvent disparaître. Nous n’avons pas seulement la « responsabilité » morale de les cultiver ; il faudrait que nous le fassions en une forme d’amour.

 

Pour conclure et résumer tout cela, je dirais ceci : l’esprit conservateur qui est à redécouvrir ne doit pas être compris comme un retour exalté à la tradition et aux « valeurs anciennes » ; il consiste en un scepticisme quant aux bienfaits absolus du progrès, en une confiance raisonnable dans la nature humaine, en un souci de préserver les ressources de sens qui ne sont pas encore taries et un désir de reconstruire ce qui a été bêtement détruit.

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